Maintenant
je dois aborder le dispositif pédagogique permettant de
transmettre l’enseignement de Monsieur Robert Pichaureau.
Néanmoins, un petit préambule généraliste
s’avère utile avant de développer avec
détails et précisions.
La pédagogie est la science de l’éducation. Dans le
cadre de la formation du musicien instrumentiste, celle-ci va consister
à transmettre un savoir faire et un savoir être dans une société donnée, à un individu particulier. Le mot transmettre
est primordial. Il n’est pas à comprendre seulement dans
le sens unique de l’Émetteur vers le Récepteur.
Mais l’émetteur doit également se muter en
récepteur. Le maître donne beaucoup, mais il reçoit
aussi, s’enrichit pour mieux donner à nouveau.
Donc, peut-on définir un cadre une fois pour toute, une sorte de
formule pédagogique arbitraire et définitive? Il est
évident que non. Par contre il est possible de recommander des
attitudes et comportements qui favoriseront des interventions
appropriées en fonction de tel ou tel élève
rencontré. Mais point d’attitude figée.
Déjà, il est aisé de comprendre que l’on ne
peut enseigner de manière identique au travers des
époques. La société et sa
réceptivité sont en constante évolution. On est
libre de critiquer cette évolution, mais on ne peut la nier. Il
faut donc en tenir compte.
La pédagogie ne procède pas de recettes toutes faites.
L’apprentissage instrumental ne s’inscrit pas dans un
enseignement de masse (tout du moins en France). Dans le système
éducatif, l’éveil, l’éclosion de la
sensibilité ne peuvent coïncider avec rigidité et
autoritarisme. Cette approche pédagogique s’apparente plus
tôt à un travail artisanal, un dispositif relevant
d’une sorte de compagnonnage
dont la finalité est que l’élève vive le
plus de temps possible avec le maître et le dépasse avec
la caution et la fierté de celui-ci. Montrer comment jouer
en pratiquant devant l’élève est certes
nécessaire et obligatoire, le mimétisme est un facteur
à prendre en considération, mais cela ne suffit pas, il
faut expliquer les processus de fabrication du son.
Cela prend du temps, mais l’autonomie de
l’élève ne se révélera qu’au
prix de cet engagement permanent du maître. Il ne suffit pas de
clamer haut et fort "travaille, travaille", il faut proposer de la
méthodologie. Pour ce faire, le professeur aura du accomplir sur
soi-même cette recherche sensitive et la poursuivre en
permanence, afin de tenter de l’expliquer à
l’élève par des mots dont le sens devra rester en accord avec les gestes.
C’est une démarche un petit peu comparable à celle
du psychiatre qui ne sera accrédité qu’après
sa propre analyse.
L’organisation temporelle du travail, entre corps et instrument,
relative à chaque individu, doit être une
préoccupation majeure du maître. C’est sur une
pratique corporelle maîtrisée que s’épanouira
l’expression artistique instrumentale de
l’élève.
Le joli son, ou l’œuvre exécutée ne doivent
pas être appréhendés comme un résultat
à atteindre coûte que coûte, par n’importe
quels moyens "n’importe comment pourvu que j’y arrive". Cette attitude fonde l’exécution sur un hasard douteux et peu rassurant pour l’avenir.
Au contraire, ces résultats doivent être perçus
plutôt comme une légitime récompense d’un
travail accompli, d’un parcours maintes et maintes fois
emprunté, donc reconnu. Dès lors la confiance de
l’apprenti instrumentiste s’installe et le rend de plus en
plus autonome.
Malgré l’assurance d’une maîtrise qui
s’installe au fil du temps, l’élève doit se
considérer comme un laboratoire de recherche permanent au
travers duquel il ne cessera d’évoluer, même, et
surtout, après "Le Prix". Ce fameux prix n’est pas
une finalité, mais une porte ouverte pour le vrai départ
professionnel. La route de la carrière doit être reconnue
et foulée tous les jours, jusqu’à la fin.
L’être humain, intelligent, aussi sensible qu’il
soit, évolue dans sa chair, dans son esprit, il ne peut rester
figé, au risque de ne plus se connaître et de perdre une
confiance nécessaire à l’épanouissement de
son art.
L’apport de connaissances et surtout l’attention du
professeur, gage d’une qualité d’écoute pour
chaque geste et chaque son émis par son élève,
seront le garant de la confiance établie entre eux.
En effet il ne suffit pas d’être reconnu comme un excellent
interprète, possédant son art instrumental parfaitement,
mais il faut aussi prendre le temps de comprendre l’autre afin de
choisir le meilleur chemin, le plus approprié qui
convienne à l’élève demandeur. C’est
au maître à descendre de son piédestal pour aller
chercher l’élève. Il doit lui prouver que le chemin
à parcourir, pour ardu qu’il soit, est malgré tout
réalisable, en apprivoisant une confiance en soi construite sur
la parole rassurante et constructive du professeur.
Un professeur doit partir du postulat que l’élève
est demandeur par raison de motivation. Cette motivation plus ou moins
graduée, peut avoir des origines multiples : parents,
rencontres, écoutes… Il part de zéro mais
possède en lui tout le potentiel utile et nécessaire
à sa réalisation et son épanouissement.
Ce sont ses propres barrières personnelles qui l’entravent
dans son évolution. Les individus, tous différents
n’ont pas les mêmes nombres, ou genres de barrières
Mais dès cet instant, le maître doit
considérer que sa mission consiste à lever toutes ces
barrières d’inhibition qui emprisonnent l’apprenant,
pour lui permettre de se réaliser pleinement au travers de son
art. Sa motivation première doit être non seulement
préservée mais entretenue et développée
jusqu’à son autonomie. Bien entendu, certains sont
engoncés dans un enchevêtrement de barrières. Le
degré d’aboutissement ne sera pas le même pour tous.
Mais au moins sur le plan humain chacun sera allé au bout de ses
possibilités. Pas d’aigreurs ni d’arrières
pensées avec des regrets. L’autre, le meilleur, sera alors
considéré avec émerveillement et respect et non
jalousie et envie…
Première rencontre avec l’élève.
Je vais poursuivre la mise en œuvre de l’approche
pédagogique de M. Robert Pichaureau, en m’adressant
principalement aux jeunes professeurs d'instruments à
embouchure.
Dès l’instant où l’on accueille
l’élève, il faut lui annoncer que le bel instrument
qu’il tient dans ses mains, n’en n’est pas un. Ce
n’est qu’un tuyau percé,
certes magnifique et onéreux, mais il n’est pas une
mécanique de fabrication sonore. Son rôle se
définit comme un élément propagateur de
vibrations, une sorte d’amplificateur. Ces vibrations sont
produites par nos lèvres sous l’impulsion d’une
action de notre corps à considérer dans son entier
pendant la phase expiratoire de notre système de vie
qu’est la respiration. Le véritable instrument, est fait
de la complémentarité de l’action physique notre
corps et de son amplification répercutée dans le tuyau.
Cette explication lors de la première rencontre avec
l’étudiant est d’une extrême importance, car
elle définit une direction générale vers laquelle
vont se construire et se fixer certains gestes adéquats, ainsi
qu’une orientation porteuse d’une évolution positive
sans souffrances ni contractions musculaires néfastes et
inutiles.
Le discours à tenir ne doit pas emprunter des termes de
vocabulaires compliqués. Pas de pré-requis scientifiques
autres que la connaissance personnelle de son corps. De 6 à 77
ans on ne s’exprime pas de la même manière et tout
le monde ne possède pas un niveau de connaissances identique.
Malgré tout, il faut demeurer précis et compris. La
difficulté d’enseignement du maître se situe dans
cet exercice d’équilibre. La rapidité de formation
ne doit surtout pas être le critère majeur de
réussite. Par contre, on doit veiller constamment à ce
que l’élève soit bien dans le schéma
proposé et ne vagabonde pas trop hors du sentier tracé,
par souci d’une réalisation musicale "à tous prix".
Le premier item sur lequel il est nécessaire de s’appuyer,
est l’importance de l’implication corporelle. Expliquer
à l’élève le mode d’apprentissage et
faire apparaître deux genres d’acquisition :
- D’une part, l’acquisition d’un savoir,
que je qualifierais de scolaire, utilisant, seule, notre
capacité intellectuelle. C'est-à-dire l’acquisition
des connaissances sur les relations entre la musique construite
à réaliser et la partie mécanique de
l’instrument (doigtés, construction musicale,
gammes….)
- D’autre part, l’acquisition d’un premier savoir faire, afin de produire le son. Puis un deuxième
savoir faire, afin de réaliser un son varié
mélodiquement et rythmiquement en s’appuyant sur
l’acquisition du savoir.
Cette explication aura une grande conséquence sur le travail
personnel à produire à la maison. En effet, l’un
des premiers écueils est la précipitation de
l’étudiant (parfois celle du professeur ce qui est plus
grave) vers l’exécution de la ligne mélodique,
priorité des priorités, sans réfléchir au "comment". Mettre constamment en priorité le "comment"
doit être primordial. La réussite de la réalisation
de la ligne mélodique sera alors considérée comme
la récompense du bon travail lié à la
méthode.
Pour ce faire, dans les premiers temps, on doit absolument
éviter les essais sauvages. Ils ont pour origine, les bons
conseils du grand-père, du tonton ou du papa qui dans son jeune
temps…, ou également, l’imagerie populaire qui nous
représente un souffleur aux joues gonflées cherchant
à faire sonner son instrument (percé) en le remplissant
d’air, avec force. Tout ceci, pour mettre en garde contre ces
idées préconçues et tenaces.
En effet, faites l’expérience autour de vous en
présentant un instrument à embouchure à une
personne n’étant pas concernée par celui-ci, le
premier réflexe sera de se garnir les poumons puis de propulser
l’air emmagasiné, à l’intérieur du
tube… sans résultats probants mais avec épuisement
et faible temps d’essai. Cette expérience, prouve que
l’individu soufflant, cherche à "demander au tuyau" de lui
donner un son. L’exemple visuel d’une trompette naturelle,
d’un clairon déroulé, le dessin d’une tuba
romaine, ou même un tuyau de plomberie, peut étayer
l’explication. On se voit par un bout et l’autre du tube
percé. Il faut démystifier "l’instrument". Le
réflexe suivant sera de croire que l’embouchure est
à l’origine du son. Il est aisé de démontrer
que ce n’est pas le cas non plus. On prouve ainsi, à
l’élève que finalement c’est le bruit des
lèvres en vibration qui est propagé au travers du tuyau
appelé "l’instrument.
Nous devons, dès cet instant, inviter l’étudiant,
à se pencher sur la fonction corporelle et sur le mode
respiratoire. Il faut pour ce faire parler de notre premier instrument,
naturel de surcroît, qui est la voix.
C’est à ce moment que l’on peut commencer à
définir le critère général de
pédagogie sur lequel on doit s’appuyer : le transfert d’actes corporels effectués naturellement (comportement gestuel de tous les jours) vers des instants non naturels
(moment du jeu instrumental), sans pré-requis de connaissances
scientifiques comme je l’ai dit plus haut, simplement sur un
constat d’agissements et une observation de notre corps. Cela se
fera en trois temps : prise de conscience du geste,
répétition de ce geste afin de le réaliser en
conscience au moment voulu, puis laisser faire dans
l’inconscience, puisque intégré.
Je cite ici le schéma de A. Maslow qui nous enseigne que le
cycle d’apprentissage comprend nécessairement 4
étapes :
1) du stade de l’incompétence inconsciente. Puisque je ne
suis pas encore intéressé par cet apprentissage.
2) au stade de l’incompétence consciente. Je veux bien me former, mais je ne sais rien à ce sujet.
3) puis au stade de la compétence consciente. Je suis en train d’apprendre et je progresse.
4) pour atteindre finalement le stade de la compétence
inconsciente, c’est à dire une nouvelle habileté
qui est devenue une nouvelle habitude. J’ai appris, c’est
une deuxième nature.
Maslow affirme que la seule façon de passer du troisième au quatrième stade, c’est la pratique.
Les propos du professeur doivent commencer par un questionnement simple :
- "grâce à quel
élément vivons-nous ?" Il faut citer
l’air, (avant l’eau et la nourriture). L’instrument a
rapport avec l’air (mais peu avec l’eau et rien avec la
nourriture). Donc, c’est bien sur l’air qu’il faut se
pencher.
- D’abord sur sa qualité : écologiquement nous
nous essayons à quelques efforts, mais malheureusement, nous
respirons ce que l’on trouve à l’endroit où
l’on joue. Notre être n’y peut rien.
- Puis, sur la manière dont notre corps le capte et le consomme.
Là, en fonction de nos attitudes et habitudes de vie, nous ne
réalisons pas forcément le même geste. Dès
cet instant il faut inciter l’élève à se
regarder respirer dans un moment calme : premièrement sans
rien prononcer puis en lui demandant de parler ou de compter durant une
minute ou deux, ses deux mains étant en léger appui sur
le thorax et le ventre. Dans un deuxième temps, faites lui dire
la même chose mais en rajoutant de la véhémence
comme pour réclamer quelque chose avec envie. Questionnez-le sur
les mouvements observés. Affirmez-lui que ce sont les
mêmes qui lui serviront lors du jeu instrumental. Demandez-lui
s’il pouvait durant cet instant souffler une bougie à une
distance d’une dizaine de centimètres de la bouche. Faites
l’expérience avec une bougie allumée. Il est
évident que si la flamme de celle-ci vacille, elle ne
s’éteint pas pour autant. Plusieurs constats sont à
relever. Lorsque nous nous exprimons, l’air contenu dans nos
poumons n’est pas "soufflé" tel un courant d’air,
vers l’extérieur. D’ailleurs lors d’une simple
phrase comme "bonjour monsieur comment allez-vous ?" vous ne
cherchez pas à prendre l’air systématiquement en
début de phrase. La conscience de prise d’air
n’existe pas à ce moment là.
Je conseille, dès les débuts, de parler par images, en
prenant soin de les multiplier afin que parmi celles-ci, une ou deux
parviennent à "parler" à
l’élève. Il faudra insister sur
l’imagerie produite par tel ou tel geste intérieur, qui ne
correspondra pas forcément à la réalité
physiologique et scientifique. C’est la sensation qui compte.
Par exemple insister pour dire que l’on n’envoie pas
d’air à l’intérieur du tube veut dire que
l’on évite de propulser volontairement un courant
d’air dans le tuyau. Mais il est évident que si on imagine
retenir tout souffle, on constatera tout de même un hale chaud
derrière l’embouchure.
Une conclusion momentanée s’impose : la
manière dont l’origine de la vibration des lèvres
est produite, va décider d’une progression facile, ou
malheureusement ouvrir la boîte des maléfices qui sera
difficile à refermer.
© Alain Faucher 2006